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littérature

Un partage des paysages: la poésie flamande vue par Carl Norac

28 janvier 2021 7 min. temps de lecture

Écrivain belge d’expression française, Carl Norac (°1960) occupe la fonction de Poète national depuis janvier 2020. Il a pour mission d’écrire des poèmes sur des sujets liés à l’actualité, à l’histoire ou à la société belges. Dans le cadre du Gedichtendag (Journée de la poésie), nous lui avons demandé ce que la poésie flamande représentait pour lui.

J’ai coutume de dire à mes voisins et amis d’Ostende que j’ai aussi la Flandre dans la peau.

Pour moi, cette expression possède une signification plus intime que j’ai envie de partager ici.

Je tiens en effet de mon aïeul à la chevelure rousse, journalier flamand venu sur les champs en Hainaut, une peau pâle recouverte d’un nombre impressionnant de naevus, autrement dit grains de beauté, ce qui en médecine est plutôt un danger, mais que j’appelle, espiègle et joyeux, ma constellation.

Adolescent, ma fascination pour le fantastique, surtout le réalisme magique (j’y consacrai mon mémoire d’études) m’emmenèrent vers divers auteurs de langue française, mais dont l’univers décrivait bien souvent leur appartenance natale à la Flandre: Hellens, Ghelderode, Rodenbach, Jean Ray.

En poésie, j’étais partagé entre l’amour du surréalisme de Chavée, Dumont, Nougé, de l’inclassable génie Michaux, et le symbolisme de Verhaeren qui, derrière sa voix rocailleuse, bouscula la littérature, et (ne l’oublions pas) fit entrer le poème dans un nouveau siècle.

J’arpentai tant de fois, près de chez moi, les chemins de sa maison d’été au Caillou-qui-bique où il reçut Zweig loin du monde. Chez un marchand d’autographes, de peu de prix mais pas pour moi, j’ai trouvé de sa main une lettre en réponse à des journalistes qui lui demandaient ce que serait la poésie dans cent ans, sa réponse devrait nous guider encore: «L’homme est un fragment de l’architecture mondiale. Il découvre les choses, il en heurte le mystère, il en pénètre le mécanisme. Le poète n’a qu’à se laisser envahir, à cette heure, par ce qu’il voit, entend, imagine, devine pour que les œuvres jeunes, frémissantes, nouvelles sortent de son cœur et de son cerveau. On vivra d’accord avec le présent, le plus près possible de l’avenir; on écrira avec audace et non plus avec prudence; on n’aura pas la peur de sa propre ivresse et de la rouge et bouillonnante poésie qui la traduira.»

Dans les années 1990, je décidai d’arpenter la Flandre ville par ville dans ma vieille bagnole bringuebalante. Je voulais aussi lire l’autre poésie. Elle était en français presque invisible. La revue Septentrion, avec ses traductions dans chaque numéro, me fut d’un grand secours. Lorsque je fus invité un peu plus tard à plusieurs lectures du Poëziecentrum à Gand avec Herman de Coninck ou Stefan Hertmans, j’avais au moins lu quelques-uns de leurs poèmes.

Dès cette époque, j’ai voulu voir comment rompre un peu cette frontière invisible, à la fois si prégnante. Devenant aussi auteur pour la jeunesse, je partis à la découverte des illustrateurs de Flandre. Sans doute suis-je devenu au fil des rencontres, des amitiés, probablement le seul francophone à avoir créé quinze livres avec six illustrateurs flamands dont Ingrid Godon, Carll Cneut, Gerda Dendooven. Pour l’anecdote, mon premier livre avec Carll Cneut fut choisi pour représenter la Belgique à une exposition européenne de la Bibliothèque nationale de France. Bien que nous faisant voyager loin du plat pays, au Maroc, il était bien pratique pour eux: un des très rares à être belge à double titre…

Surtout, je me souviendrai toute ma vie d’un jour de 1988 où, à la Foire du livre de Bruxelles, je découvris Traces, anthologie publiée en Suisse de la poésie d’Hugo Claus. Dans le train du retour vers Mons, un choc. Un poète s’y jette dans la beauté sans être esthétisant. Sa langue est recherchée, possède le faste, mais ne rature pas les pieds dans la terre, voire parfois dans la boue. Un si subtil équilibre s’établit entre ce qui se dit sans masque, crûment, et la splendeur. Je possède un tableau de Claus où il s’est peint en boxeur. Au bord du ring y figure «le critique ronfleur» dont il parle dans le poème «Envoi», mais lui s‘en moque: il tend ses gants qui explosent en couleurs franches de Cobra. J’y vois son art poétique.

Je pus rencontrer souvent par la suite, avec Claus, lors des tournées littéraires Saint Amour, Leonard Nolens qui me conseilla un jour, doctement, oui à la façon d’un docteur: «Abandonne René Char, fais une cure d’Apollinaire.» Un livre, Beeldenraper
(Uitgeverij P, 2021), avec des textes de cinq recueils traduits par Hilde Keteleer, retrace ce voyage vers cette prescription, la transparence, ce basculement. La poésie de Nolens est fort différente de celle de Claus, comme d’ailleurs leurs personnalités, mais un équilibre d’une parole au plus près des humeurs du corps, des méandres de ce que nous appelons l’âme, des désirs sans limites nous y enseigne l’élégance.

Dans Journal de gestes/Gebarendagboek, recueil bilingue paru l’an dernier, mon plus long poème rend hommage à un autre poète majeur, découvert récemment pour moi, Paul Snoek. La poésie de ce «nageur invisible» me fascine par la façon dont il jongle avec des sensations contradictoires, un désespoir transpercé de lumière, de sensualité.

Aujourd’hui, en tant que Dichter des Vaderlands/Poète national, j’essaie non seulement de faire un voyage dans une langue, mais d’en connaître mieux les créateurs, avant tout Charles Ducal, Els Moors qui m’ont ouvert tant de chemins, offert leur amitié. Je voudrais ajouter ici ma conviction que l’histoire littéraire flamande, mais aussi européenne, retiendra la nouvelle génération de poètes, en particulier de poétesses en Flandre aujourd’hui.

Ainsi, ne fût-ce qu’en cette génération féminine, j’ai lu la poésie de Charlotte Van den Broeck, Maud Vanhauwaert, Delphine Lecomte, Lies Van Gasse, Astrid Haerens, Amina Belörf, et je vais d’émerveillement en surprise. Chacune de ces œuvres impose un chemin personnel, mais un visage y transparaît, le monde tel qu’il se respire, s’espère ou tel qu’il vacille. Cela sous une forme qui trouble enfin les codes, nous bouscule.

Je vais sans doute vous étonner, mais je me sens bien plus l’enfant d’un paysage que d’une langue. Ou plutôt disons que la langue est ma lande

L’appartenance à mon pays a grandi au fil des décennies. Ces vingt ans où j’ai vécu dans le Loiret en France (1999-2019), loin d’actualités désolantes sur les problèmes communautaires, m’ont fait penser qu’on est bien davantage belge quand on s’absente. Je vais sans doute vous étonner, mais je me sens bien plus l’enfant d’un paysage que d’une langue. Ou plutôt disons que la langue est ma lande.

Aujourd’hui, je me sens ainsi «chez moi» dans un poème traduit du néerlandais davantage que dans un poème écrit par un auteur parisien. Le sens du surréel y est différent, l’expression du quotidien aussi, une autodérision, nous dit-on souvent, une façon d’y aller sans trop peser et le sarcasme, à l’opposé des délicatesses prétendues de l’ironie (ce dernier point était essentiel aux yeux de Claus: il avait un jour refusé que je parle d’ironie à propos de ses poèmes).

En poésie, chacun souvent choisit son maître, comme on le disait déjà des peintres, mais cette appartenance méprise de nos jours les frontières, les tiroirs. Un poète n’est jamais autant lui-même que quand il écrit. En ombre ou en clarté, il pose «sa nuit sur la table», comme disait Cocteau, et surtout ses paysages intérieurs. C’est là, à l’envers des discours, que réside l’encre sous ses ongles.

Ainsi, un important dimanche où j’allai à Anvers rencontrer Claus pour la première fois, l’emmener en voiture à Mons, il me raconta en détail, pendant le trajet, que son «père», me dit-il, il le trouva à Paris: Antonin Artaud. Il me conta comment jeune, il partit juste pour le voir dans un café, sans lui parler, et pourquoi cela avait changé sa vie. À l’aller comme au retour de ces voyages, le mien ce matin-là et pour lui autrefois, toute pensée d’une frontière quelconque, qu’elle soit de pays, de théorie, d’école poétique, devenait pour ce moment un point au fond de l’horizon, loin de notre souffle.

Ring premier

Sur un tableau d’Hugo Claus

Gant tombé, nous n’en sommes plus uniquement
à la somme de nos impatiences.
Nous frappons dans le dur des mots pour qu’ils brillent.
Nous avons été poussés tant de fois dans les cordes
que nous en fîmes des lignes, des lassos propres à étrangler,
des kermesses de poèmes, rimes baisées ou biaisées
à force d’être croisées, sonnets de pure coïncidence.
Vous saviez que le ring était là cependant,
en toute chose, que la poésie intime
le gant et la main nue ensemble.
Aussi que nous sommes comptés après la chute,
mais que le bras qui se relève
est encore au bord d’une page.

Combien de reprises aurons-nous?
Quels sparring partners?
Quel public sera avide d’un crime, même anodin?
Le poète soudain s’épongerait-il dans les coins?
Non, dans la fibre du papier,
il cherche seulement l’uppercut.

Extrait du recueil Un verre d’eau glacée, éditions Le Taillis-Pré, 2021.
Carl Norac

Carl Norac

écrivain, il est aussi le Poète national belge depuis janvier 2020

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